L'hommage du poète paysan à l'explorateur
Publié le lundi 05 décembre 2022 à 01:14 dans Le Mot
Comment Norib vit Godot sans l’avoir attendu !
Le fameux Godot dont Samuel Beckett a tiré le titre de sa pièce En attendant Godot a bien existé. C’était un explorateur français né à Brest en 1869, célèbre par la longueur de ses voyages pédestres, qu’on attendait le long des routes quand, annoncé per les journaux, il donnait des conférences dans les villes traversées. En 1899, alors qu'il venait de réaliser en trois ans une marche autour du monde de 28000 kilomètres à partir de Tunis, un déplacement de Marseille à Brest le fit passer à Saint-Flour où il prit la parole.. Il se trouve que Pierre Biron (Norib), labourant son champ, le vit passer sur la route et ne comprit l'événement que par la presse ! Paysan ouvert au monde, il regretta vivement cette occasion manquée qui lui inspira ce poème en français (extrait)
À Gaudeaux l’explorateur
Je n’ai vraiment jamais de veine,
Hier en labourant sur la plaine,
Étant une heure après midi,
Je vois monter de Garraby,
Venant vers moi sur la grand’route,
Je vous le dis sans qu’il m’en coûte,
Un homme un paquet sur le dos :
C’était l’explorateur Gaudeaux1 !
Me disant : Quel est ce touriste
Vêtu, guêtré comme un cycliste ?
Il a brisé son instrument,
Mais il s’en console aisément,
Cheminant avec assurance,
« Car en Auvergne on est en France »,
D’un pas alerte et guilleret,
Le chef recouvert d’un béret.
Je vois ce marcheur intrépide
Sur les deux vaches que je guide
Darder un regard scrutateur
Ainsi que sur leur conducteur :
« Cheveux touffus, barbe en broussaille,
Ce rustre ne dit rien qui vaille. »
Au passant qui suit son chemin,
J’aurais dû lui serrer la main.
Sans être ni malin ni bête,
Un paysan n’est pas prophète
Et l’on peut être circonspect
Sans manquer à nul de respect.
Notre imprévoyance nous leurre,
Si j’avais su le jour et l’heure
Qu’il devait entrer à Saint-Flour,
À Gaudeaux j’aurais dit bonjour.
Une erreur est toujours facile,
Tant de gens vont devers la ville,
Je me sens peu d’empressement
À saluer un Allemand…
Si j’avais soupçonné ce fils de l’Armorique,
Venant de visiter le nord de l’Amérique,
Cochinchinois, Persans, Japonais, Esquimaux,
J’aurais tendu la main au courageux Gaudeaux.
Il a vu la ronde machine
De Tunis à la Cochinchine,
De Téhéran à Washington,
Le voici dans notre canton.
Au nom des ruraux, mes dignes confrères,
À l’explorateur des deux hémisphères,
Je clame dans nos paisibles hameaux :
Vive notre Auvergne et Léon Gaudeaux !
Que ce souvenir partout t’accompagne,
Jeune observateur, enfant de la Bretagne.
Souviens-toi longtemps des vals et des monts
De notre Cantal que tant nous aimons ! …
Racontaràs un jorn aval dedins ta vila
Que z-as vist Garrabí, Sant-Flor e Tanavela.
Te vòle pas laissar partir de mon país
Sans prene un sovenir del monde que z-as vist.
Quò’s mes vèrs. ‘Quí los as, ne’n pòde pas mai faire,
Soi coma o sabes ben un trace de lauraire.
Çò que dòna un boièr o dòna de bòn cuer.
Bòn voiatge, adieussiatz, que te pòrton bonuer !...
5 mars 1899 P. NORIB,
Poésies de Norib, p 616 (Éditions du Convise)
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